Anne dit/
La matière dans ma bouche des pâtes alphabet dans le
bouillon de poule lyophilisé.
Les boules coco, croquantes à l’extérieur, molles comme du
chewing-gum à l’intérieur, qui crissent sous mes dents comme la poudreuse sous
mes chaussures.
Les bonbons, mangés à même les bacs, au Mammouth de Villebon
avec mon père, le rayon au poids qui ressemble au Paradis. La fois où le vigile est venu lui dire qu’on
avait été repéré par les caméras de surveillance et qu’il fallait arrêter de se
servir comme ça. J’ai découvert l’existence fascinante de cette surveillance. Et
la joie inaltérable de mon père face au vigile.
Les œufs brouillés dans un champ en Yougoslavie. Nous, les
deux filles, grelottant fourrées dans les sacs de couchage et notre mère qui
cuisine, les cheveux en bataille dans un
vent de tempête.
Les glaces vanille-dégueu à Moscou, entre le chute du mur de
Berlin et celle de la statue de Lénine, les mêmes à travers tout le pays,
l’unique parfum vendu dans chaque boutique de glace rencontrée. Et le délice
des Sunday homologués, cacahuète et caramel, à la gare du Nord, dégustés juste descendus
du train qui a voyagé trois jours pour nous ramener.
L’énorme boite de carambar caramel, la même que dans les boulangeries,
offerte par un ami un peu fou, un peu clochard, un peu pataud et mystérieux de
mon père, l‘unique fois où il vint dîner chez nous.
Les caramels fabriqués maison, en fait juste un mélange d’eau
et de sucre, bruni dans la petite casserole en inox et coulé comme des pièces
sur le grand papier aluminium, avec les ingrédients éternellement manquant de
la recette : glucose et autres mystères pharmaceutiques.
La saveur chimique des vitamines, sucrée, dans ce petit
flacon métallisé décoré de pastilles multi-couleurs, le jaune vif du sirop qui
sort de l’orifice du bouchon quand on appuie dessus, posé dans la cuisine, dont
je me sers secrètement sans passer par la cuillère.
Le succédané de réglisse dans la Lisopaïne, et le citronné
des pastilles de Solutricine.
Les grands papillons en guimauve, achetés à la librairie en
haut de la résidence avec les deux francs volés dans le porte-monnaie en cuir,
saupoudrés de farine, avec leurs couleurs pastels et une odeur de fête foraine.
Etre malade pour avoir de la purée Mousseline et du jambon haché.
Etre malade pour manger des pommes râpées et des bananes
écrasées.
Les michokos à l‘envers, caramel dehors chocolat dedans, vendus
uniquement chez Marks & Spencer, qui collent au dents quelques minutes
avant de délivrer ce délicieux chocolat caché au milieu.
Faire la queue en camp de vacances pour acheter, le
dimanche, quelques bonbons qui durent le temps de les manger tous à la suite.
Les beignets abricot sur la plage de Biarritz, le jeune
vendeur en marcel, peau doré, qui crie à travers toute la plage en portant
son cageot: « Beignets abricooooot, Beignet abricooooot ». Le
croquant du sucre et des grains de sable, le mélange de la confiture d’abricot,
de l’huile frite et du sel que la mer a laissé sur mes lèvres.
Les sandwichs beurre-chips dans la salle hors sac de la
station de ski, les pieds serrés dans les énormes chaussures, la neige qui fond
encore sur les moufles à peine enlevées.
La soupe délicieuse, garnie de plantes aromatiques inconnues,
de légumes et de viande mijotée, dans la campagne russe, tréteaux en bois,
tablée festive, entre chien et loup, lumière dorée, chants du soir, mon
assiette fumante.
La brioche qui inaugure le printemps, chez ma tante à
Yerres, tous les cousins autour de la table en formica bleu ciel de la cuisine,
qui attendent leur part moelleuse et beurrée, et espèrent trouver la pièce de
cinq francs déposée comme fève dans la pâte levée.
Les sandwichs jambon-beurre-cornichons de la piscine
découverte de Palaiseau, achetés au cabanon niché au fond de la grande pelouse,
après des heures de jeux dans l’eau chlorée, la peau des doigts un peu plissée,
les lèvres bleues, les cheveux qui goutent sur ma serviette et dans mon dos, le
régal incongru de ce goûter salé.
Le beurre frais du matin dans un gîte rural attenant à la
ferme où je passe mes journées à me faire manger l’anorak par des cabris dans
leur enclos.
Le poulet grillé sur un barbecue bricolé par mon père au
bord de la cascade, ce goût sauvage et unique, l’impression de vivre quelque
chose d’exceptionnel.
(...)
Marina dit/
Elle se souvient de ce sentiment étrange, à chaque fois.
Ce pas lent, régulier, économe.
Juste avant, c’est l’agitation du départ.
Les allers retours à la tente pour aller chercher les lunettes
de soleil ou le chapeau ou la crème solaire ou…
La répartition des vivres pour les deux jours dans les sacs
à dos. Remplir sa gourde d’eau fraîche.
Les cris, les rires, la course.
On a un peu froid parce que c’est le matin tôt, mais qu’on
est quand même en short, parce qu’on va marcher.
Juste avant, c’est désordonné, joyeux, sautillant.
Et puis, on s’aligne au bord du chemin (le plus petit devant
et longtemps, ça avait été elle) et on
se met en marche.
Sans transition. De l’agitation du départ au pas de la
marche.
Ce pas
lent,
régulier,
économe.
Elle a du mal à nommer vraiment ce que ça lui faisait, à chaque
fois. Cette rupture.
Ce rythme inhabituel, méditatif.
Lent, régulier, économe.
C’était comme une
surprise teintée de l’impression de faire un truc discrètement absurde.
Et à la
fois, c’est doux.
Ce pas lent, régulier, économe,
alors qu’on n’est même pas encore fatigués.
Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de L'origine de la violence de Fabrice Humbert.
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