Le soleil lui réchauffe le visage depuis
l'embrasure des volets de sa chambre. Avant d'ouvrir les yeux, premières
pensées du matin: ne pas ouvrir les yeux. Sentir. La chaleur dans son bassin,
qui tire un peu. Silence. Elle retient presque sa respiration. Elle relâche
aussi vite. Comment peux t-il respirer si moi je ne respire pas ? Il ne
respire pas, en fait. Je sais bien qu'il ne respire pas. Est-il vivant au
moins?
Depuis les quinze semaines que Clara est
enceinte, treize semaines qu'elle attend impatiemment de sentir bouger le petit
habitant. Treize semaines que mille sensations pourraient enfin ressembler à ça,
sans que rien ne se déclare jamais. Est-elle vraiment enceinte
d’ailleurs ? Est-elle vraiment encore enceinte? Quand elle pense à toutes
ces choses qu'elle a lues, des femmes qui ont gardé des semaines leur foetus
mort en elle, sans s'apercevoir de rien. Pourquoi ça ne lui arriverait pas à
elle? Qu'est ce qui protège contre ça?
Clara entrouvre les yeux et se mord
doucement la lèvre inférieure, pour éviter de parler. Elle se meut lentement
dans le grand lit tout chaud de la nuit, pour se coller contre Guillaume, qui
dort encore profondément. La tentation l'assaille de le réveiller et de lui
poser encore et encore ces questions brûlantes et savoureuses. Et toi, tu le
sens comment? Je veux dire, tu crois qu'il est en bonne santé? Et tu l'aimes
déjà? Tu penses plutôt fille ou garçon? Tu as des idées de prénoms?
Guillaume déteste les questions, Clara le
sait. Clara adore poser des questions. Ca ne rend pas ses questions plus
digestes pour Guillaume. Et ça donne toujours forcément : « Putain, Clara,
merde, je dors, c'est dimanche », grognements et tirages de couvertures. Puis,
se tourner pour bouder en espérant se faire remarquer. Elle se mord un peu plus
fort et remet cet épisode à plus tard. Guillaume pose négligemment sa main
contre la hanche nue de Clara. Quinze minutes plus tard elle est au bord de
l'explosion à force de se retenir de le réveiller. Sortir.
Elle attrape trois vêtements et se glisse
dans la salle de bain. Devant le grand miroir, elle s'examine. Son tee-shirt
moulant rose fuchsia dessine à peine la rondeur naissante de son ventre,
qu'elle est encore seule à remarquer. Elle envie en pensée son amie Flore qui
avait si tôt un beau ballon tout rond. Elle voudrait que le monde entier admire
son ventre à elle et s'extasie devant la vie qui vient, devant la femme
ancestrale et puissante qu'elle incarnerait soudain. Et elle se sent comme une
toute petite fille, avec son cadeau de Noël auquel personne ne s'intéresse.
Elle marche d'un pas vif dans la
fraicheur du matin. L'odeur familière de Paris la rassure et l'écoeure tout à
la fois. Soleil intimidé par quelques nuages, début mars, bientôt dix heures.
Personne ne remarque rien en effet, pas plus qu'hier, pas plus que demain sans
doute.
Quelques courses pour un petit déjeuner
festif. Profiter qu'ils nous disent tous, de n'être encore que deux. Profiter
et tromper l'impatience. Profiter vraiment.
Avant de remonter, Clara s'assoit sur le
banc du square d'en bas. Elle regarde vaguement les gens qui passent, ni vraiment
là, ni vraiment ailleurs. Pensées passives, l'air se rafraichit, elle frissonne.
Elle se lève pour rejoindre un petit attroupement autour d'un clarinettiste
qu'elle n'a jamais vu dans le quartier. Elle se met en tailleur, charmée par le
visage parfaitement absorbé du musicien. Il semble agit par sa musique, dont il
se délecte en même temps qu'il la fabrique, comme si quelqu'un d'autre jouait
pour lui. Seul au monde. Elle pense qu'elle n'a jamais eu la discipline pour
acquérir tout ce langage complexe, fascinée par la virtuosité des mains qui
courent le long de l'instrument dans un désordre parfaitement cohérent.
Clara est soudain surprise par une
sensation qu'elle ne connait pas. Comme des chatouilles sur le bas du ventre,
qui viendraient de l'intérieur. Son corps le sait avant sa tête. C'est le petit
habitant. Elle retient son souffle, suspendue à ce mouvement. On pourrait
croire qu'il s'offre une danse matinale, en écho à la vivacité du jeu du
clarinettiste. L'agitation des chatouilles est si discrète et si intense à la
fois. Puis le silence de l'intérieur
revient. Mais cette fois elle en est sûre, on a frappé à sa porte, quelqu'un va
venir.
Marina dit /
surtout ne pas bouger, faire comme si, rien entendu, rester là,
vidée, pétrifiée
par la peur,
de l’inconnu,
d’être moi
sous le regard de l’autre,
ne pas prendre le risque
ne pas prendre le risque
de la rencontre,
rester seule, recroquevillée,
tranquille peut-être,
mais si loin de
sentir
la surprise
fugace
fugace
et la pointe d’appréhension
qui l’accompagne,
qui l’accompagne,
et puis juste « oh ! »
ou dire ou rire ou quelques larmes,
pour les laisser s’envoler,
faire de la place
au désir,
au désir,
me laisser envahir
par la curiosité,
me lever, m’ étirer, inspirer
lentement,
tendre l’oreille,
faire quelques pas les yeux fermés,
sentir le sol frais sous mes pieds
(l’entendre crisser sous mon poids),
hésiter encore un instant,
la main sur la poignée,
tourner enfin
et
sentir la caresse de l’air du dehors,
ouvrir les yeux
sur toi,
qui frappes à ma porte.
Citation inspiratrice extraite de Tangente vers l'est de Maylis de Kerangal.