lundi 24 février 2014

"On frappe à la porte."


Anne dit /


Le soleil lui réchauffe le visage depuis l'embrasure des volets de sa chambre. Avant d'ouvrir les yeux, premières pensées du matin: ne pas ouvrir les yeux. Sentir. La chaleur dans son bassin, qui tire un peu. Silence. Elle retient presque sa respiration. Elle relâche aussi vite. Comment peux t-il respirer si moi je ne respire pas ? Il ne respire pas, en fait. Je sais bien qu'il ne respire pas. Est-il vivant au moins?
Depuis les quinze semaines que Clara est enceinte, treize semaines qu'elle attend impatiemment de sentir bouger le petit habitant. Treize semaines que mille sensations pourraient enfin ressembler à ça, sans que rien ne se déclare jamais. Est-elle vraiment enceinte d’ailleurs ? Est-elle vraiment encore enceinte? Quand elle pense à toutes ces choses qu'elle a lues, des femmes qui ont gardé des semaines leur foetus mort en elle, sans s'apercevoir de rien. Pourquoi ça ne lui arriverait pas à elle? Qu'est ce qui protège contre ça?
Clara entrouvre les yeux et se mord doucement la lèvre inférieure, pour éviter de parler. Elle se meut lentement dans le grand lit tout chaud de la nuit, pour se coller contre Guillaume, qui dort encore profondément. La tentation l'assaille de le réveiller et de lui poser encore et encore ces questions brûlantes et savoureuses. Et toi, tu le sens comment? Je veux dire, tu crois qu'il est en bonne santé? Et tu l'aimes déjà? Tu penses plutôt fille ou garçon? Tu as des idées de prénoms?
Guillaume déteste les questions, Clara le sait. Clara adore poser des questions. Ca ne rend pas ses questions plus digestes pour Guillaume. Et ça donne toujours forcément : « Putain, Clara, merde, je dors, c'est dimanche », grognements et tirages de couvertures. Puis, se tourner pour bouder en espérant se faire remarquer. Elle se mord un peu plus fort et remet cet épisode à plus tard. Guillaume pose négligemment sa main contre la hanche nue de Clara. Quinze minutes plus tard elle est au bord de l'explosion à force de se retenir de le réveiller. Sortir.
Elle attrape trois vêtements et se glisse dans la salle de bain. Devant le grand miroir, elle s'examine. Son tee-shirt moulant rose fuchsia dessine à peine la rondeur naissante de son ventre, qu'elle est encore seule à remarquer. Elle envie en pensée son amie Flore qui avait si tôt un beau ballon tout rond. Elle voudrait que le monde entier admire son ventre à elle et s'extasie devant la vie qui vient, devant la femme ancestrale et puissante qu'elle incarnerait soudain. Et elle se sent comme une toute petite fille, avec son cadeau de Noël auquel personne ne s'intéresse.
Elle marche d'un pas vif dans la fraicheur du matin. L'odeur familière de Paris la rassure et l'écoeure tout à la fois. Soleil intimidé par quelques nuages, début mars, bientôt dix heures. Personne ne remarque rien en effet, pas plus qu'hier, pas plus que demain sans doute.
Quelques courses pour un petit déjeuner festif. Profiter qu'ils nous disent tous, de n'être encore que deux. Profiter et tromper l'impatience. Profiter vraiment.
Avant de remonter, Clara s'assoit sur le banc du square d'en bas. Elle regarde vaguement les gens qui passent, ni vraiment là, ni vraiment ailleurs. Pensées passives, l'air se rafraichit, elle frissonne. Elle se lève pour rejoindre un petit attroupement autour d'un clarinettiste qu'elle n'a jamais vu dans le quartier. Elle se met en tailleur, charmée par le visage parfaitement absorbé du musicien. Il semble agit par sa musique, dont il se délecte en même temps qu'il la fabrique, comme si quelqu'un d'autre jouait pour lui. Seul au monde. Elle pense qu'elle n'a jamais eu la discipline pour acquérir tout ce langage complexe, fascinée par la virtuosité des mains qui courent le long de l'instrument dans un désordre parfaitement cohérent.
Clara est soudain surprise par une sensation qu'elle ne connait pas. Comme des chatouilles sur le bas du ventre, qui viendraient de l'intérieur. Son corps le sait avant sa tête. C'est le petit habitant. Elle retient son souffle, suspendue à ce mouvement. On pourrait croire qu'il s'offre une danse matinale, en écho à la vivacité du jeu du clarinettiste. L'agitation des chatouilles est si discrète et si intense à la fois. Puis le  silence de l'intérieur revient. Mais cette fois elle en est sûre, on a frappé à sa porte, quelqu'un va venir.


Marina dit /

Je peux
surtout ne pas bouger, faire comme si, rien entendu, rester là,
vidée, pétrifiée
par la peur,
de l’inconnu,
d’être moi
sous le regard de l’autre,
ne pas prendre le risque
de la rencontre,
rester seule, recroquevillée,
tranquille peut-être,
mais si loin de
sentir
la surprise
fugace
et la pointe d’appréhension
qui l’accompagne,
et puis juste « oh ! »
ou dire ou rire ou quelques larmes,
pour les laisser s’envoler,
faire de la place
au désir,
me laisser envahir
par la curiosité,
me lever, m’ étirer, inspirer
lentement,
tendre l’oreille,
faire quelques pas les yeux fermés,
sentir le sol frais sous mes pieds
(l’entendre crisser sous mon poids),
hésiter encore un instant,
la main sur la poignée,
tourner enfin
et
sentir la caresse de l’air du dehors,
ouvrir les yeux
sur toi,
qui frappes à ma porte.

Citation inspiratrice extraite de Tangente vers l'est de Maylis de Kerangal.