lundi 14 avril 2014

"Le processus de sélection garantit que seuls ceux qui sont capables d'assumer ces responsabilités sont choisis."


Anne dit/





Des mois que ce voyage est prévu, des mois que Manon repousse cette pensée, et traîne des pieds de plomb à l’idée de s’éloigner du sol.

Mettre de côté, oublier, anéantir la boule qui grandit entre les côtes à l’endroit du plexus solaire. Ne pas sentir ce regret d’avoir dit oui, ce regret d’avoir désiré, lui plaire, se plaire, faire ce qu’il faut. Regret de n’être pas capable de refuser, regret surtout de se sentir mourir dans cet énorme engin qui tentera demain de se décoller du sol. Rationnellement impossible.

Voyager à vingt ans. Mais oui, bien-sûr il faut voyager, les voyages forment la … détresse.

Tout à coup son petit monde parait bien lui suffire. Les vingt-deux mètres carrés de son appartement mal dégrossi, avec ses cartons dans un coin, sans les tentures et les affiches qu’elle avait imaginées, sa vaisselle ébréchée empilée dans l’évier. Son appartement en transit, ses abat-jours cassés, ses meubles de travers. Son quartier, un peu morne, anciennement à la mode, déjà suranné. Dans les cafés du coin, les décos parme ou bleu ciel des années deux mille. Sa ville et tous les lieux où elle pourrait aller en train.  Tout cela lui paraît parfait, idéal, le comble de toutes ses satisfactions.



Quelle idée d’aller visiter Saint-Pétersbourg ? Je ne parle pas un mot de russe et je n’ai jamais lu Dostoïevski. Lui en est passionné, il a appris cette langue au collège et est tombé en amour : l’âme slave, les « r roulé », la vodka qui brûle la gorge, les thés agrumes et bergamote dans les samovars électriques.

Je m’en fous de l’âme slave moi, je veux juste rester vivante !

Mais quand elle avait ouvert l’enveloppe vert mordoré dans le petit restaurant chinois où ils avaient fêté leur un an d’amour, quand elle avait vu ses yeux briller, tout en attente de découvrir l’effet de sa surprise, elle n’avait pu que feindre la joie.
Oh merci mon chéri, il ne fallait pas.
Bien-sur qu’il fallait, et ça va être merveilleux, trois jours en amoureux, à l’autre bout du monde.
Trois jours en amoureux, ça sonnait comme  les dix ans d’un mariage. Ça sonnait comme la fin de ses vingt ans, ça sonnait comme les pantoufles au pied du lit et les chaussettes pour ne pas avoir froid pendant l’amour.
Et puis, elle lui en avait voulu de ne pas deviner, ou de ne pas l’emmener franchement au bout du monde, en Inde ou un autre truc vraiment osé, un truc qui décoiffe.
Partir un mois ? Un an ? Pour toujours ? Quitte à prendre un fichu avion autant qu’il nous emmène mourir le plus loin possible.

Maintenant, c’était demain. Demain non, dans deux heures. Puisqu’il fallait y être trois heures en avance. Et qu’elle ne s’endormait définitivement pas.
Lui avait frétillé toute la soirée à l’idée de cette escapade. Frétillements puis sommeil de sonneur. On se lève très tôt ma chérie. Réception zéro. Elle s’était sentie abandonnée sur un bout de banquise dans les eaux  troubles de sa terreur. Au secours. Sauvez moi, dieux des cieux. Chassez moi de votre royaume.
Elle aurait voulu naitre au moyen-âge et que l’idée même de planer dans le ciel vous condamne pour sorcellerie.

Elle se remémore les voyages réguliers pour Marseille, son insouciance, le plaisir de voir de haut. Son petit carton  en plastique d’enfant qui voyage seule, l’attention délicieuse des hôtesses de l’air, métissage parfait entre Barbie et Mary Poppins, qui la chouchoutaient, jouets et confiseries. Les plateaux repas, la surprise de ce qui se cachait sous les couvercles jetables en aluminium. Peut importait le goût que cela avait finalement : juste le bonheur de l’inédit. Sa curiosité de petite fille, sa joie pure et sans entraves de décoller, de s’envoler, de survoler le monde, les voitures toutes petites qui avançaient si lentement, sa fascination pour cette lenteur.
Elle se remémore le voyage avec son grand frère où l’avion entier avait cru y passer à cause du chaos de la traversée. Son grand frère stoïque à qui elle aurait voulu donner la main, s’agripper, se cramponner. Merde Manon t’as dix huit ans, c’est rien, c’est des turbulences, c’est normal. La panique qui se communiquait d’un rang à l’autre, plus contagieuse que la varicelle, qui lui avait saisi tout le corps et l’avait empoisonnée.
Comment elle avait cru mourir, comment elle avait senti l’arrachement que ça serait de quitter le monde et la terreur de cette chose folle, ne plus sentir la vie.

Le plus discrètement possible, elle fait le tour du grand lit, attrape sur la table de nuit bancale le téléphone de Joachim, en désactive l’alarme en quelques gestes adroits et silencieux. Elle fait le tour en sens inverse, tremblante. Elle se glisse à nouveau à coté de lui, retrouve la chaleur des draps et de sa marque dans le matelas. Elle colle ses pieds glacés contre la peau rassurante, le grain familier, chaud et lisse. Les frissons de la peur, se mélangent au soulagement immense qui part du centre d’elle pour se diffuser dans tout son corps.
Promis elle ne lui en voudra pas. Chéri, c’est pas grave, écoute ! Ça peut arriver, c’est rien, t’as du mal l’enclencher ce réveil. Ce qui compte c’est qu’on soit ensemble, non ?



Marina dit/







Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de La méthode simple pour prendre l'avion sans avoir peur de Allen Carr.

Dorénavant, vous trouverez, dans la colonne de gauche,  sous le chapeau "La semaine prochaine, nos créations autour de cette phrase",  la phrase piochée !

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