Marina dit/
Anne dit/
Il était maintenant face contre terre et se débattait de tout son petit être musclé. Elle n'entendait plus les sons, tout était brumeux, et l'extrême colère qui l'habitait quelques minutes auparavant avait complètement disparue, emportant avec elle tout le reste de l'énergie qui la tenait debout.
Etait-ce
bien son petit garçon à elle qui hurlait à travers tout le supermarché de son
cri le plus strident ? Elle tomba à genou à côté de lui. Tous les deux au
sol, sur le carrelage froid, au milieu du rayon chocolat et bonbons, au milieu
des clients indignés de voir cette mère et son vilain petit garçon. Ce petit et
sa comédie, ce petit et sa mère qui ne savait pas l'éduquer, ce petit et sa
mère qui… Moi, jamais, de mon temps, ah non…C'est incroyable comme les jeunes
parents ne savent pas s'y prendre avec leurs enfants… Moi, je lui en aurais mis
une bonne et je vais vous dire c'était réglé, hein, il ne moufterait pas...
Roxanne
sentit un frisson lui traverser l'échine, un air glacé. La glace de ces
vieilles commères qui savaient tout mieux que tout le monde. Et surgie du
passé, la glace de sa mère, de ses jolis tailleurs propres et beiges, de sa
taille fine, de sa tête haute. Sa mère qui avait eu si peur qu’elle se tienne
mal et qu'elle lui fasse honte. Sa mère pour qui elle s'était escrimée à être la
petite fille la plus sage du monde. Sa mère dont elle n'avait pas goûté les
bras : le délice de cet abandon contenu jusqu'à sentir deux petites ailes pousser
là, au creux des épaules, et l’appel du large.
Elle
se souvint de ce visage maternel, quand elle-même avait fait le grand pas, et
des paroles assenées : ne pas trop se fatiguer, ne pas le gâter, lui
coller une tétine s’il faisait des caprices et se réjouir le jour où enfin il
ferait ses nuits. Elle avait oublié de lui dire d’admirer ses longs regards qui
sembleraient venir d’une autre dimension, de sentir son odeur sucrée, d’écouter
sa respiration et ses adorables petits sursauts dans le sommeil ; ça et
toutes les autres choses minuscules et sans importance.
Elle
se souvint des puéricultrices, de leurs conseils qui avaient sonné comme des
ordres pour qu’elle leurs confie son bébé la nuit : Madame, il faut vous
économiser ! Et les nuits sans lui, à oublier que ses seins se gorgeaient
d'amour, à oublier qu'elle aurait juste voulu coller son petit corps contre le
sien. Ces nuits à oublier qu'elle n'osait pas, ces nuits pour ne plus jamais
oser devenir la louve qu'elle aurait pu laisser surgir du fond de ses tripes.
Adieu louve et tripes, bonjour air glacé, merci Maman.
Il
s'était mis debout à côté d'elle, il la regardait de ses grands yeux délavés,
les joues piquées de rouge, le nez laissant couler un peu du liquide
transparent jusqu'à sa bouche. Ses grands yeux inquiets et surpris de la voir à
terre, laisser couler ses larmes, lâcher les armes et le rejoindre au meilleur
endroit où l'on puisse se tenir après tout dans un supermarché. Pour voir le spectacle
des chariots qui passaient, remplis des caprices de l'un et des nécessités de
l'autre, remplis de la vie des gens, elle-même remplie par cette quantité de
produits inutiles et indispensables.
Elle
l'attrapa contre elle comme une chatte, et s'adossa aux dizaines de plaquettes
de chocolat qui trônaient dans le rayonnage. Elle tourna la tête vers la perspective en long qui avait l'air soudain de vomir des kilogrammes de sucre et de friandises
criardes ; les couleurs saturées, les papiers brillants, les paquets
entassés.
Elle
se revit quelques minutes auparavant, guidant son chariot d’un pas rapide, se dépêchant
de le remplir de tous les repas équilibrés de la semaine : les légumes les
fruits et les laitages, la pub du ministère, la bonne conscience et le devoir
d'être en bonne santé. Et son petit garçon qui voyait échapper à ses mains tout
les trésors qu’il apercevait: les attraper ces gros yoghourts au chocolat, les
engloutir, courir partout et grimper sur les caisses… Je peux descendre
Maman ? Et son mari qui l'attendait dans la voiture, et se dépêcher, et
non non non, je t'ai dit non… Je peux descendre Maman ? Non c'est non, ça
suffit et si tu continues ça va mal aller… Maman ? Attention, méfies-toi…
Maman ? Et puis son fils par terre qui hurlait, et la honte, et hurler
plus fort que lui, et le faire taire, pitié le faire taire, pitié,
tais-toi !
Elle
le sentait maintenant contre elle qui pleurait doucement, hoquetant encore les
larmes qui l'avaient secoué.
-Ça
te donne envie tout ça, hein, mon chéri?
-Oui
maman. Très envie.
Elle
se releva, lui tendit la main, il répondit d’un sourire gourmand, le visage
mouillé. Leurs mains s’agrippèrent, ils se dirigèrent vers les portes
automatiques de la sortie. Laissant au milieu du rayon leur chariot, abandonné.
Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de La solitude du vainqueur de Paolo Coelho.
Marina , j'ai aimé les pulsations qui montent , l'emballement du coeur , la colère sourde … et l'apaisement qui vient , qui est là.
RépondreSupprimerAnne , j'ai retrouvé des images d'enfance et d'enfants , la violence du lieu de consommation ,l'envie toujours présente , le lâcher prise maternelle nécessaire , le vide de ces lieux et la lumière du regard de l'enfant. Lire le dernier livre d'Annie Ernaux sur l'hypermarché. Lieu de vie mais aussi lieu d'envie .
J'aime vos échanges, la puissance des textes choisis et les bouilles associées....
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