lundi 7 avril 2014

"Elle songeait à elle dès l'aube, lorsque la glace de son coeur la réveillait dans son lit solitaire, et elle pensait encore à elle quand elle savonnait ses seins tout flasques et son ventre flétri, quand elle enfilait les jupons blancs et jupes à volants de la vieillesse, et lorsqu'elle changeait la bande noire de sa main, rappel de sa terrible expiation."



Anne dit/


 

Marina dit/

Elle entre dans le musée, d'un pas vif et discret. Du pas de qui descend juste de son vélo, les joues rosies par l'effort et par le vent frais, dans les descentes. Du pas de qui est un peu en retard. Elle traverse les premières salles, hautes et claires. Murs blancs et lumière zénithale. Les autres élèves sont déjà éparpillés, installés devant les œuvres, seuls ou en petites grappes, assis par terre ou sur des pliants. En passant, elle salue d'un sourire rapide ceux dont elle croise le regard. Elle ne voit pas Myriam, la professeure de dessin, probablement déjà occupée à prodiguer ses précieux conseils dans une autre salle, à l'étage ou au sous-sol.

Elle s'installe à son tour, devant cette bacchante, dont elle cherche à reproduire la danse depuis plusieurs semaines déjà. Un bronze d'Antoine Bourdelle. Une vieille femme massive et difforme, saisie par l'artiste dans une torsion improbable, un incroyable mouvement, ivre, en transe, semblant chercher l’oubli. Oublier on ne sait quoi, mais oublier absolument, oublier jusqu'à la grimace, oublier jusqu’à se détruire, parce qu'en réalité, il est impossible d'oublier à ce point, au point où elle le voudrait. Alors, elle boit plus encore, elle danse plus encore, et elle chante, et sa bouche est grande ouverte et déformée par ce chant – ou ce hurlement, peut-être. Aujourd'hui, Jeanne s'assied un peu à distance de la statue, à même le sol, en tailleur. De là où elle est, elle s'épargne le dessin du visage grimaçant et hurlant, yeux vides et sourcils froncés, qui l'effraie à chaque fois qu'elle ose le regarder vraiment.

Elle sort ses crayons, pose son bloc sur ses genoux, commence à dessiner. C’est toujours difficile au début, l’écart entre ce qu’elle voit et ce qu’elle dessine. Ce mouvement qui semble insaisissable. Elle dessine. Et elle pense à sa grand-mère. Sa grand-mère qu’elle a toujours connue droite et contenue, au contraire de la bacchante, mais tout aussi prisonnière. Prisonnière des convenances et d’un deuil interminable. Oubli impossible, oubli interdit. Payer chaque jour le prix d'être celle qui reste.

Elle crayonne toujours, mais ses pensées l’occupent trop et ça ne donne pas grand-chose. Elle doit sans cesse refouler une immense vague de découragement. Elle la sent dans sa poitrine, qui affleure, prête à lui faire baisser les bras, poser le crayon, s’enfuir. Myriam s’approche et se penche par-dessus son épaule pour observer le croquis en cours. Pendant quelques secondes, son regard va de la statue au dessin, du dessin à la statue. Ces quelques secondes sont une éternité pour Jeanne. Suffisantes pour imaginer mille remarques cinglantes, mille jugements destructeurs. Mais rien de tout cela ne vient. Elle dit juste : « Tu devrais t'intéresser aux vides, à ce qu'il y a autour. Prendre l'image en négatif. » Et encore : « Le plein naît du vide. C’est là qu'est le mouvement. »

Jeanne regarde à nouveau la statue, ou plutôt, maintenant, les formes abstraites que le bronze vert profond dessine sur le mur blanc. « Le plein naît du vide, pense-t-elle. Bien sûr. Comme le oui naît du pouvoir dire non ou comme la souplesse du cadre… Et  aussi, la possibilité de changer de cap du fait d'avoir un cap. » Elle baisse et lève alternativement la tête, très vite, sans y penser. « Parfois… changer de point de vue… regarder ce qui se passe ailleurs… »

Son crayon glisse sur la feuille, plus libre et plus précis à la fois. Encore un petit temps, et les pensées s'envolent. Une courte mélodie, sans cesse répétée, vient les remplacer. Elle sait qu’elle la connaît, sans réussir à la reconnaître. Ça n’a pas d’importance. Elle laisse filer. Bientôt, de toute façon, elle n'entend plus que le crissement de la mine sur la feuille. Très fort. Comme le frottement entre elles des feuilles d’un arbre, dans les bourrasques. Comme une foule entière qui chuchote autour d’elle.

Le temps passe et elle ne sait pas dire combien. Elle se rend compte tout à coup que le musée est vide, le cours est fini, les autres sont partis. C'est comme si elle se réveillait... Elle observe longuement son dernier dessin. C'est mieux, pas encore ça, mais c'est mieux. Elle s'est approchée du mouvement, la danse de la bacchante ne lui paraît plus si loin. Elle décroise les jambes, se met debout, malgré les picotements. Elle s'est levée trop vite, la tête lui tourne un peu. La petite mélodie ressurgit tout à coup. Ses mots se précisent. Elle reste là encore quelques secondes, plantée devant cette femme de bronze, qui l'attire et la dégoûte à la fois. Puis, elle se tourne doucement et se dirige vers la sortie. Arrivée à la porte, elle fait brusquement demi-tour, revient sur ses pas, en courant presque, se hisse sur la pointe des pieds, enlace la statue et glisse à l'oreille de bronze cette phrase, maintenant distincte, cette phrase, qui frappe souvent à sa porte, cette phrase d'un slow mythique – huit minutes, celui où on espérait fiévreusement dans la pénombre être choisie par le garçon qu’on préférait alors. Cette phrase: « There's still time to change the road you're on. » Puis elle file vers la sortie, en ajoutant pour elle-même, dans un murmure : « Même pour un jour. Même pour la dernière seconde. »

 




















Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de Cent ans de solitude  de Gabriel García Márquez.

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