lundi 17 mars 2014

"Va dire tes messes à Worms et rendez-vous dans neuf mois."

Marina dit/
 
























Elle marche lentement. Elle plane un peu. Elle est si détendue. Le massage… Et la chaleur, sans doute. Un peu moins forte qu’en début d’après-midi. Le soleil est plus bas. Le trottoir est à l’ombre maintenant. Il y a même par instant une brise chaude, comme une caresse. Courte caresse. Mais dans ce tout petit début de vent qui se lève, elle sent l’orage qui s’annonce. Elle l’espère, en tous cas. Elle ne se dépêche pas pour autant. Avec la chaleur de ces derniers jours et son ventre arrondi, elle fait tout au ralenti.
 
Quand elle arrive au bout de la rue, la brise est plus fraîche, plus continue. Le ciel s’est assombri, ardoise.

Elle offre son visage aux premières gouttes de pluie, tièdes, généreuses et fait un pas de côté pour se réfugier sous l’auvent en toile d’une terrasse de café. On l’invite à s’asseoir.

Elle n’essuie pas l’eau qui coule sur ses joues. La laisse suivre le chemin des larmes, jusqu’à ses lèvres. La goûte. C’est moins salé.

La pluie est forte maintenant. Elle forme un rideau, presqu’un mur à l’extrémité de l’auvent. On ne voit presque plus la rue. Autour d’elle, les gens ont d’abord parlé un peu plus fort pour s’entendre, malgré le bruit de l’eau qui claque, qui ruisselle. Puis, devant la puissance de l’orage, tout le monde s’est tu, tout le monde écoute. Ça gronde, ça craque. C’est tonitruant. Et délicieux.

Ça lui rappelle ces nuits d’été. Elle a six ans et elles sont dix, sous la grande tente bleue. D’abord, la pluie fine sur la toile, comme un feu qui crépite. Puis, quand l’orage grossit, les pans de la tente qui s’envolent. Voir le paysage apparaitre dans un éclair, comme en plein jour. Peur, peur, peur !

Ça lui rappelle une averse de grêle sur une plage bretonne. Pas moyen de s’abriter. Sa mère, qui essaie de la couvrir avec son pull. Les grêlons, qui lui griffent le visage et les mains. Sa peau rougie, qui brûle encore longtemps, après qu’elles soient rentrées.

Ça lui rappelle des torrents boueux, gonflés par des pluies diluviennes. Au nord de l’Italie. Chaotiques dernières vacances en famille… Et au Pérou, aussi, quelques années plus tard. L’eau qui bondit de pierre en pierre, qui s’écoule sans cesse. Fascinante. D’une puissance qui fait retenir son souffle.

Ça lui rappelle les cascades grandioses d’Iguaçu. La chaleur moite de ce jour-là. La sueur sur la peau, qui se mêle à la fine bruine qui émane des chutes, quand on s’approche.

Ça lui rappelle les rues inondées d’une ville argentine. Eux, ruisselants, joyeux. La course jusqu’à l’hôtel. L’amour pendant l’orage.

La pluie s’arrête soudain, comme elle a commencé. L’auvent goutte encore une peu, mais le ciel est déjà clair. Lavé. La main sur le ventre, elle rassure intérieurement le petit être dedans, qui s’est remis à gigoter. Oui. Tout va bien. La vie c’est comme ça parfois. Un gros orage, et puis s’en va.



Anne dit/ 






































Il sent une vague de culpabilité l'envahir en entendant les bruits sourds des sautillements de sa fille raisonner sur les dalles de l'église. Il se tourne vers la nef, arraché à un état de rêverie dans lequel il s'est totalement absenté. Le lieu est vide et profondément paisible. Il y a là une épaisseur de silence, qui donne la sensation d'une matière autonome, qui existera toujours et indépendamment de tout.

Il laisse cette matière s'immiscer dans tout son corps. Les chansonnettes que fredonne sa petite se fondent dans l'écho des hauteurs grises. Elle va et vient sur l'allée centrale, occupant ce lieu comme s'il lui appartenait, sans aucune prétention de propriétaire pourtant, comme elle aurait couru dans une forêt, cherchant à en découvrir tous les secrets.

Se retrouver dans cette église où il est venu tant de fois, les samedis, les dimanches, Noël et Pâques, les innombrables mariages, les naissances et les morts... Jean en reconnait tous les détails et les recoins, parfaitement inchangés. Au fil des années, elle était devenue une antichambre de sa famille et il n'y a plus mis les pieds depuis cinq ans. Ça ressemble à une éternité d’absence, il a tout oublié. Tout lui revient pourtant brutalement avec une familiarité saisissante. Ses sensations de petit garçon, debout le temps de chaque office, les jambes un peu raides et douloureuses, avec la fierté de se tenir bien, comme on le lui a dit. Comme son père, comme ses frères, comme ceux qui font chaque fois la preuve d'en être capable. L'odeur des bougies, l'émotion des cantiques, les prières chantées mille fois. Celles qu'il récite sans y penser, celles qui lui font monter les larmes aux yeux tant son petit cœur est transporté par les mots et l'espérance, par le sentiment d'appartenir à la communauté des hommes, relié au reste du monde et à un Dieu si grand. Ils reviennent aussi, les regards réprobateurs de ses tantes. Elles lui offrent des mines indignées chaque fois qu'il pouffe de rire aux gesticulations appliquées de son copain installé quelques rangs devant lui. Les interdits, les pêchés, les tiens toi bien, les t'as pas honte. Et ce Dieu qui voit tout et qui sait tout.



-Papa, c'est qui lui ? Pourquoi il est tout nu ? Pourquoi il a l'air triste ?

Du haut de ses quatre ans, Salomé le regarde de ses yeux immenses, prêts à tout. Puis elle fixe à nouveau la croix et l'homme crucifié, presque nu.

Il ne lui a jamais parlé de tout ça. Il n'a jamais su quoi lui dire et avec quels mots.

-C'est Jésus.

-Ah. C'est qui ?

-C'est...quelqu'un. Et là, il a l'air triste, parce que…parce qu’il est en train de mourir et il est tout nu parce que…dans son pays, à son époque quand on mourrait de cette manière, c'était comme ça et...



Non, il ne va pas dire à sa fille que cette croix est un instrument de torture d'il y a deux mille ans. Et que des millions ou peut être des milliards de personnes en portent depuis le symbole autour du cou  pour s'en souvenir. Se souvenir qu'il a souffert parce qu'il nous aime et pour que nous soyons sauvés. Il se souvient comme il cherchait à trouver comment il devrait souffrir pour prouver à ses parents qu’il les aimait, en se demandant s'il devrait mourir lui aussi pour les sauver.



-Papa, et elle c'est qui ?

Elle va plus vite que lui.

-C'est la Vierge Marie.

-C'est quoi vierge ?

-Euh…c'est ce qu'on disait à l'époque quand une femme n'a pas encore fait de bébé.

Sa réponse lui parait totalement absurde, et il se demande si elle va s'en satisfaire.

-Mais Papa, elle a un bébé dans les bras.

-Oui Salomé, alors en fait c'est juste Marie. Mais à l'époque, il y a des gens qui avait peur de comment on fait les bébés alors, ils ont préféré l'appeler Vierge Marie.

-Ah. Papa, comment on fait les bébés ?



Elle aperçoit sa mère qui rentre dans l'église et court vers elle de toutes ses jambes. En criant. Seule au monde. Jean se dit qu'à la différence de lui, Salomé n'a pas appris qu'on a jamais le droit de faire de bruit. Pas dans une église, pas trop ailleurs non plus.

Il les entend rire toutes les deux, libres comme des oiseaux dont les chants se répondent. Il leur en veut un peu, d'être si libres. Il s'assoit au premier rang, comme il aimait le faire petit garçon, quand ça n'était pas son tour de faire le service auprès du curé. Il revoit les gestes, il se répète les mots. Il pourrait pratiquement dire une messe de mémoire, comme une comptine qu'il a apprise sans le vouloir. Il se remémore ses remords d'enfant, son cœur serré à l'idée de ses petits péchés commis, d'avoir envié son meilleur copain plus fort que lui à la course en sac, d'avoir piqué les bonbons de son grand frère dans sa cachette, d'avoir eu envie de frapper son père quand la rage de l'injustice l'envahissait. Sa crainte tout à coup d'être mauvais, mal aimé, incompétent pour devenir celui qu'on attendait qu'il soit : parfait, sans faille, joli et poli. Les mots qui le terrorisaient, le mystère de l’enfer, la fascination des flammes. Et la honte diffuse qui s'écoulait en lui, comme du miel trop sucré dans du thé réchauffé, et qui le laissait longtemps poisseux. Une honte presque recherchée, parce qu'elle pourrait peut être le racheter un peu.

Je ne suis pas digne de te recevoir, moi, pauvre pécheur…tous les pécheurs dont je suis le premier. Quand il entendait ces mots, Il s'imaginait toujours une lutte soudaine dans l'assemblée pour être le premier pécheur, le pire. Bataille de contrition, prouver toute sa grande faute, son indignité. Les vieilles dames avec leur sac à main vernis et leurs sourires de circonstances, et les messieurs d'habitude si distingués qui se vautraient dans une guerre animale obscène pour obtenir le prix des pires horreurs commises. Mauvaises pensées. Mais ça le faisait rire.

Les cris de Salomé le tire à nouveau de ses souvenirs et il sent une vague nausée. Nausée des regrets. Il déteste tout cela, et il regrette d'avoir perdu tout cela. Il déteste tout cela et tout cela lui manque : les chants, l'odeur des bougies, les larmes aux yeux, l'assemblée des hommes.

Il sent la main de Fatima qui appuie contre sa nuque, elle s'assoit doucement près de lui. Il aperçoit le crâne chevelu de son fils, qui dort le visage enfoui entre les seins de sa femme, qui ont l'air de déborder de douceur, d'envelopper l'enfant dans un parfum délicieux, sucré-salé de lait et de transpiration. Elle le regarde avec une bienveillance qui le surprend toujours. Longuement. Il sait qu'elle devine les secousses de son cœur. Elle paie ailleurs la même facture que lui.



-On y va?

-Il est temps, oui.



Le bruit de claquement d'une des portes de l'église : ils ne sont plus seuls.

Le petit homme se signe sans avoir l'air d'y penser, et marche rapidement vers l'autel, affairé. Leurs chemins vont juste se croiser.

-Bonjour Monsieur !

Salomé se plante devant lui, et absorbe cet homme de toute son attention. Le jeune curé que Jean ne connait pas, a l'air plongé dans des pensées soucieuses. Ses yeux froncés semblent rarement laisser place à un visage détendu. Il se demande comment celui-là a atterri ici ; il doit avoir six ou sept paroisses à sa charge, des dizaines et des dizaines de fidèles et toute sa solitude à supporter dans cette campagne aride et annexée par des riches parisiens qui se font rares. Soucieux et morne.

-Vous avez l'air triste vous aussi.

Salomé a prononcé ces mots avec la fraiche clarté de sa voix, chaque mot ressemble à une question. Elle s'arrête deux secondes. Jean retient presque son souffle, cette clarté le désarçonne toujours. Et son visage enfantin qui se laisse mouvoir instantanément par l’esprit de celui qu’elle regarde. Un air de malice rallume ses yeux de chats, un tout petit chat qui aurait en lui une sagesse millénaire. Elle montre la croix au fond de l'église.



-Mon papa il m'a expliqué. Mais vous savez, vous n’avez pas besoin d'être triste. C'est parce que lui il est mort, mais pas vous. Vous serez mort peut-être un autre jour ? Mais pas aujourd'hui. Alors.



Et elle marche tout droit vers la sortie. Ni trop vite ni trop lentement. En tournant juste quelques fois sur elle-même. En poursuivant sa danse et ses comptines.


Qui a dit que la vérité sort de la bouche des enfants?



Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de Le Diable et le Bon Dieu de Jean-Paul Sartre.

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