lundi 9 juin 2014

"Elle lui avait donc rempli une tasse et, portant le liquide brun foncé aux lèvres, il avait dû prendre sur lui pour ne pas le recracher en mille gouttelettes sur les piles de courrier - car ce n'était pas du café du tout, mais, surprise écœurante à cette heure de la journée, du bouillon de bœuf."


Marina dit/














Anne dit/ 



Face à la page blanche, son cerveau fulminait. Lui revenaient en mémoire les mois de travail, les yeux qui piquent à trois heures du matin, l’envie irrésistible de plonger dans son lit, et la pression qui lui opprimait la poitrine. Réussir, réussir, réussir.
Les mots, répétés, les livres, relus, l’entraînement, en groupe, et les heures solitaires en espérant être le meilleur, gagner des points, gagner, prouver, leur prouver, arracher la victoire, la dévorer.

Les visages de son père, de ses oncles, et même de son grand-père mort depuis longtemps se confondaient dans sa tête, leurs attitudes, la fumée de leurs cigares, la matière de leurs serviettes en cuir. Les regards froncés, le mépris pour l’excentricité, la droite ligne de l’honneur, le luxe de l’intelligence, la honte de l’approximation. L’évidente appartenance. Et lui. Se sentir bête dans un costume noir, hésiter devant les mots, trembler en fumant, imiter vaguement, y croire complètement finalement.

Il se sentit soudain minuscule, et cette page comme une montagne qu’il n’était plus sur de vouloir gravir. Vingt ans en arrière, les fourmis dans les pieds, l’odeur de la montagne la nuit, la baguette qui craque au petit-déjeuner, la confiture qui colle au bout du doigt, le goût de fraise, le cœur qui bat de la randonnée promise et qui va débuter là dans quelques minutes, la chasse aux bêtes minuscules, son vieux livre où séchaient les fleurs, butin merveilleux. Son corps de petit garçon, réveillé, plein, curieux, tendu vers ce monde à conquérir, une gourmandise sans fin. Où es-tu passé ?


Les minutes filaient. Alentour les visages tendus, les mains qui courent sur les feuilles, les brouillons empilés, l’efficacité. L’angoisse battait douloureusement dans sa poitrine, la douleur de la désobéissance, la peur de perdre, presque pas d’espoir d’être soulagé. Les phrases entendues qui martèlent le front, comme elles ont martelée l’âme.


 Sois raisonnable. Et la musique, c’est un très bon loisir dans la vie d’un homme d’affaire. Tu sais, presque personne n’en vit. Ou alors il faut être excellent. Attention, là nous parlons de perfection, pas d’être doué pour aligner trois notes…

Il se souvint de ce concert de harpe dans l’église du village, et des larmes qui l’avaient tant surpris et qu’il avait dissimulées aussitôt. Il se souvint de son émotion à la chorale de l’école d’entendre deux voix se séparer et s’unir, comme si la beauté naissait devant lui. Il se souvint de la sensation des touches noires et blanches sous ses doigts et de l’impression de posséder le monde et le secret de Dieu.


Mesdames, messieurs, il vous reste quinze minutes avant de rendre votre copie.


Comme un enfant qui joue, il attrapa le stylo plume, cadeau de son père. J’ai réussi le concours avec, avait-il dit.


Il fit tourner la plume comme une toupie, pour la briser subitement, presque par mégarde. Un jet d’encre traversa la page. Il vit la fusée d’un feu d’artifice.


Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de Dolce agonia de Nancy Huston.

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