Marina dit/
Anne dit/
Face à la page blanche, son cerveau fulminait. Lui revenaient en mémoire les mois de travail, les yeux qui piquent à trois heures du matin, l’envie irrésistible de plonger dans son lit, et la pression qui lui opprimait la poitrine. Réussir, réussir, réussir.
Les mots, répétés, les livres, relus, l’entraînement, en
groupe, et les heures solitaires en espérant être le meilleur, gagner des
points, gagner, prouver, leur prouver, arracher la victoire, la dévorer.
Les visages de son père, de ses oncles, et même de son
grand-père mort depuis longtemps se confondaient dans sa tête, leurs attitudes,
la fumée de leurs cigares, la matière de leurs serviettes en cuir. Les regards
froncés, le mépris pour l’excentricité, la droite ligne de l’honneur, le luxe
de l’intelligence, la honte de l’approximation. L’évidente appartenance. Et
lui. Se sentir bête dans un costume noir, hésiter devant les mots, trembler en
fumant, imiter vaguement, y croire complètement finalement.
Il se sentit soudain minuscule, et cette page comme une
montagne qu’il n’était plus sur de vouloir gravir. Vingt ans en arrière, les
fourmis dans les pieds, l’odeur de la montagne la nuit, la baguette qui craque
au petit-déjeuner, la confiture qui colle au bout du doigt, le goût de fraise,
le cœur qui bat de la randonnée promise et qui va débuter là dans quelques
minutes, la chasse aux bêtes minuscules, son vieux livre où séchaient les
fleurs, butin merveilleux. Son corps de petit garçon, réveillé, plein, curieux,
tendu vers ce monde à conquérir, une gourmandise sans fin. Où es-tu
passé ?
Les minutes filaient. Alentour les visages tendus, les mains
qui courent sur les feuilles, les brouillons empilés, l’efficacité. L’angoisse
battait douloureusement dans sa poitrine, la douleur de la désobéissance, la
peur de perdre, presque pas d’espoir d’être soulagé. Les phrases entendues qui
martèlent le front, comme elles ont martelée l’âme.
Sois raisonnable. Et
la musique, c’est un très bon loisir dans la vie d’un homme d’affaire. Tu sais,
presque personne n’en vit. Ou alors il faut être excellent. Attention, là nous
parlons de perfection, pas d’être doué pour aligner trois notes…
Il se souvint de ce concert de harpe dans l’église du
village, et des larmes qui l’avaient tant surpris et qu’il avait dissimulées
aussitôt. Il se souvint de son émotion à la chorale de l’école d’entendre deux
voix se séparer et s’unir, comme si la beauté naissait devant lui. Il se
souvint de la sensation des touches noires et blanches sous ses doigts et de
l’impression de posséder le monde et le secret de Dieu.
Mesdames, messieurs, il vous reste quinze minutes avant de
rendre votre copie.
Comme un enfant qui joue, il attrapa le stylo plume, cadeau
de son père. J’ai réussi le concours avec, avait-il dit.
Il fit tourner la plume comme une toupie, pour la briser
subitement, presque par mégarde. Un jet d’encre traversa la page. Il vit la
fusée d’un feu d’artifice.
Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de Dolce agonia de Nancy Huston..
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour nous laisser un commentaire :
1 - écrivez votre commentaire dans le cadre,
2 - si vous avez un compte (google ou wordpress par exemple) identifiez dans le menu déroulant, sinon, dans ce même menu, choisissez nom/URL et remplissez la case nom avec votre vrai nom ou un pseudo; par contre, la case URL n'est pas obligatoire mais n'hésitez pas à la remplir si vous avez un site ou un blog : on pourra vous rendre visite !
3- cliquer sur "publier" et hop, un petit mail nous parvient : votre commentaire est, comme on dit, "en attente de modération" et sera publié dès que nous l'aurons validé !
Au plaisir de vous lire !